Éviter de Pousser les Islamistes vers al-Qaida

Alastair Crooke interviewed by Le Figaro, February 18, 2006 (French)

LE FIGARO: Que pensez-vous de la décision de l’Union européenne de ne pas parler au Hamas?

ALASTAIR CROOKE: C’est une erreur stratégique. Après la rupture de mes contacts avec le Hamas en août 2003, deux pays européens seulement ont continué secrètement de discuter avec lui. L’Europe est déconnectée de la réalité. C’est dangereux, car notre ignorance nous expose à l’insécurité.

AC: Le combat qui se joue n’oppose pas l’islam à l’Occident mais, à l’intérieur de l’islam, des mouvements comme le Hamas et le Hezbollah, partisans d’une intégration au système politique, et les révolutionnaires pour qui l’Occident ne laissera jamais cette intégration réussir, et qui veulent donc établir un nouveau système basé sur le djihad. Si on paralyse l’Autorité palestinienne, comme semblent vouloir le faire les Américains et les Israéliens, ce n’est pas le Fatah qui reviendra au pouvoir dans six mois à l’issue de nouvelles élections, mais d’autres Palestiniens encore plus radicaux. Aujourd’hui, à Gaza et en Cijordanie, seuls quelques anciens prisonniers sont tentés par la dérive al-Qaida. Demain, ils pourraient être plus nombreux. L’Europe et les Etats-Unis vont déterminer l’avenir du Hamas.

LF: Comment parler avec un mouvement qui veut détruire Israël?

AC: Nous devons lire correctement les signaux. Deux dirigeants du Hamas ont déclaré que la charte du Hamas, qui prévoit la destruction d’Israël, n’était pas le Coran. Elle peut être amendée. Mais que l’on ne s’y trompe pas. La victoire du Hamas est une révolution. Le mouvement ne va pas aller quémander la reprise de négociations de paix qui, de toute façon, n’existaient plus. Le Hamas veut inverser l’ordre des priorités. Yasser Arafat puis Mahmoud Abbas ont misé sur un bon comportement de l’Autorité pour jouir de l’appui politique américain face à Israël. Ce fut un échec. Le Hamas au contraire veut d’abord se faire respecter face à Israël. Il va se satisfaire de probables retraits unilatéraux israéliens en Cisjordanie. D’autre part, il va mettre l’accent sur l’établissement d’une bonne gouvernance, afin de consolider l’appui qu’il vient de recevoir des Palestiniens et mieux résister aux pressions extérieures. C’est un choix là encore opposé à celui de l’Autorité. Le Hamas veut aller assez vite dans le sens du changement. Il veut un véritable système judiciaire, une dépolitisation des services de sécurité. L’Europe, là encore, pourra-t-elle longtemps user d’un double langage en continuant de soutenir la sécurité préventive à Gaza, une milice du Fatah entre les mains de Mohammed Dahlan, et dans le même temps, demander au Hezbollah de désarmer au Liban?

LF: Le Hamas ne devra-t-il pas, tôt ou tard, désarmer?

AC: Pas tant qu’un Etat n’aura pas vu le jour. En revanche, il peut engager un processus de mise en sommeil de sa branche armée si, côté israélien, on respecte la trêve. A court terme, le Hamas va prolonger l’arrêt des hostilités jusqu’aux élections israéliennes, afin éventuellement de s’engager dans un dialogue politique. Mais aux yeux du Hamas, il faudra au préalable trouver une formule selon laquelle – si Israël reconnaît les droits des Palestiniens, après la dépossession de leur terre en 1948, et est prêt à conduire des négociations conduisant à la création d’un État palestinien dans les frontières d’avant 1967 – à son tour le Hamas sera prêt à reconnaître la réalité de la situation sur le terrain.